mardi 26 mai 2009

"Une banale histoire d’ASDP" par un maître E (in Bulletin n°1 mars 2009 de l'AME62)

Nous l’appellerons Thibaut. Il a été maintenu au CP dans la classe de monsieur X. Lorsque je reçois la demande d’aide le concernant, je rencontre donc monsieur X, qui me le décrit comme un enfant immature, « surprotégé », un élève « passif », pour ne pas dire « paresseux». Il est dans sa bulle et ne semble pas désireux d’apprendre à lire. Pourtant, il dispose d’un potentiel apparemment normal. Le suivi orthophonique entrepris ne montre pas vraiment de résultats pour le moment. Sans doute, refuse-t-il de grandir ?
Lors de ma première séance d’entretien, Thibaut reste assez distant, le regard vide et fuyant. Il a le nez qui coule et renifle régulièrement ; ses « dents de devant », les grandes incisives, fuient en avant comme si elles voulaient s’échapper de sa bouche… Ses gestes sont lents et imprécis. Toute son attitude, pendant notre échange, confirme un manque d’appétence scolaire. Peu engageant, tout ça ! Il fait partie de ces enfants qu’on a un peu de mal à aimer d’entrée de jeu !
Lors d’une séance d’évaluation classique sur son niveau d’apprentissage en lecture, je constate effectivement qu’il ne prétend pas du tout utiliser le code. Sans doute n’a-t-il fixé que trop peu de connaissances dans ce domaine, pour pouvoir les mettre en œuvre.
Au cours d’un nouvel entretien sur l’apprentissage de la lecture, Thibaut fait référence d’emblée au cahier dans lequel il y a « des textes ». Il peut les « lire sans le cahier » parce qu’il les « relit » tous les soirs dans son lit avant de se coucher. Pour les « relire », il regarde les images et il se souvient de ce que les enfants ont dit (lu) plusieurs fois en classe dans la journée. Il n’a pas besoin de regarder les lettres et de chercher les syllabes des mots… Une « confession » qui en dit long sur la stratégie de contournement qui lui permet d’éviter la confrontation directe avec les procédures de décodage des mots.
En situation de lecture, il révèle des représentations pour le moins « erronées » du principe de l’écrit : comme par exemple, le mot une, il me le lit deux, «parce que un avec un e ça fait deux ».

A la suite de ces séances d’approche, je propose une ASDP : des séances de remédiation, avec un autre élève de sa classe. Pendant les premiers temps Thibaut reste en retrait, laissant son camarade mener la recherche et répétant ses propositions. Il ne s’implique pas lui-même dans l’acte de lire ou, du moins, il ne prend pas le risque de formuler à voix haute ses hypothèses. En revanche, lorsque je demande à monsieur X de me prêter l’album sur lequel il travaille en classe, d’un seul coup Thibaut tient à me montrer ce qu’il sait : il est capable en effet de me réciter le texte sans aucune hésitation, de m’indiquer à quelle page se trouve tel ou tel mot, sans pouvoir toutefois le pointer du doigt. Son engouement et cette compétence en termes de mémorisation du récit sont assez stupéfiants !
Je décide de rencontrer les parents. Je les contacte par téléphone, le rendez-vous s’avère un peu compliqué à fixer car ils sont commerçants et terminent assez tard leur journée de travail. Dont acte, je les attendrai à l’école à 18h. Monsieur X accepte de rester pour fermer l’école après notre rencontre. En attendant, il a des choses à faire dans sa classe…
C’est le papa de Thibaut qui fait le déplacement. Je perçois dès le début de l’entretien qu’il s’attend à ce que je lui présente un tableau très noir de la situation scolaire de son fils, voire que je lui adresse une série de reproches. Rapidement, je lui explique ma fonction et lui fais part de mes observations en insistant sur les points positifs, après quoi je l’interroge au sujet de ses propres constats et hypothèses quant aux difficultés de Thibaut dans l’apprentissage de la lecture ; je lui demande également quelles sont d’après lui les aptitudes de son fils, les prédispositions sur lesquelles on pourrait s’appuyer… C’est à ce moment que monsieur X, trouvant sans doute que l’entretien commence à s’éterniser, décide de nous rejoindre. Dans un premier temps, j’appréhende une intervention un peu négative de sa part, susceptible de briser la relation de confiance que je suis en train d’établir avec le père de Thibaut ; heureusement, il s’abstient et se contente de nous écouter. Je perçois même qu’il découvre la nature du rapport que j’essaie d’instaurer avec les parents d’élèves, de même qu’il découvre un père plus investi qu’il ne l’imaginait sans doute dans la scolarité de son fils, formulant une analyse pertinente de la situation et prêt à collaborer. Si bien que monsieur X finit par entrer dans le dialogue de façon constructive et nous cherchons ensemble l’aide que nous allons tenter d’apporter….
Pendant ce temps, il y en a un qui ne dit rien mais qui n’en perd pas une miette, c’est Thibaud. Entre son père et son maître qui ne parlent que de lui et qui ont l’air de bien s’entendre, on dirait qu’il est aux anges !
A la suite de cette entrevue, au cours de mes séances de remédiation, je vais pouvoir constater les progrès de Thibaud qui vont s’enchaîner de façon assez spectaculaire. Progrès régulièrement confirmés par l’enseignant, agréablement surpris : dès lors, Thibaut va accepter de regarder attentivement les mots écrits, de les mémoriser, d’y rechercher les correspondances grapho/phonologiques qu’il a enregistrées depuis longtemps, il va accepter de se plonger dans les procédures de décodage, de fournir l’effort du travail cognitif qu’exigent les opérations de fusion syllabique. Les automatismes vont se mettre en place très rapidement, au point qu’il obtiendra des résultats tout à fait comparables à ceux de ses camarades de classe au bilan lecture de janvier proposé par le réseau.
D’un commun accord, monsieur X et moi, avons informé les parents de Thibaut que mon intervention ne serait plus nécessaire après les vacances de février, considérant qu’il n’était plus dans la difficulté grave et persistante. Thibaut, comme souvent en fin d’aide, est partagé entre le plaisir de travailler avec moi et la fierté d’avoir franchi un tel obstacle.
Cette évolution a pu se faire probablement parce que Thibaut était arrivé à maturation pour faire face à sa difficulté et du coup l’action concertée de l’enseignant et de l’enseignant de réseau a pu porter ses fruits. Cependant, plus qu’une affaire de pédagogie perfectionnée, je suis persuadé que l’élément déclenchant réside dans la rencontre famille/école au cours de laquelle cet enfant a enfin obtenu la reconnaissance dont il avait besoin ; à travers elle, il a accédé au statut de sujet authentique, perceptible dans le changement de regard de son père et de son maître. A partir de ce moment, j’ai vu en lui non plus le comportement inhibé d’un « élève-en-difficulté » mais une personne qui existe aux yeux de ses proches et qui ose.
Voilà une des nombreuses histoires qui font le lot quotidien des Réseaux d’Aide. Reste à savoir si ce genre d’histoires est considéré comme un luxe superflu au sein du système éducatif français ?

Un maître E

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